Le Journal de Montréal

Le plus grand menteur que le Québec ait jamais connu

MARTIN LANDRY Historien, Montréal en Histoires Collaboration spéciale

En janvier 1995, d’un bout à l’autre du Canada, les grands réseaux d’information annoncent le décès de « monsieur canular ». Qui est donc cet homme qui attire l’attention médiatique, à tel point qu’il vole la une dans les bulletins de nouvelles un peu partout au pays ?

Cet homme, c’est Roger Tétreault. Son identité est mise au grand jour en 1991 lors de la diffusion d’un reportage percutant du journaliste Steven Langford. Il y révèle son nom et dévoile, surtout, les canulars que cet imposteur a orchestrés pour leurrer les médias.

ATTIRER L’ATTENTION

Journaliste à la Canadian Press et à The Gazette à la fin des années 1950, Roger Tétreault entretenait une obsession maladive pour les médias. Pendant trois décennies, notre roi du mensonge a pris un malin plaisir à tromper le monde journalistique avec de fausses informations. Ses interventions dans les médias et ses mises en scène de conférences de presse bidon font déplacer les journalistes. Il sait quoi faire et quoi dire pour capter l’attention ; ses histoires mensongères sont présentées, dans de nombreux médias nationaux, comme des faits. Avant que le concept de fake news ne soit développé, cet homme-là manigançait dans l’ombre des coups fumants qui ont secoué le monde de l’information au Québec, mais aussi au Canada anglais et parfois même en Amérique du Nord.

FELQUISTE OU JOURNALISTE ?

Au milieu des années 1960, le Québec est plongé dans une vague de violence sans précédent. Le Front de libération du Québec (FLQ) fait régulièrement voler en éclats des boîtes aux lettres et d’autres symboles du gouvernement fédéral. C’est dans ce contexte qu’en 1964, Tétreault est reconnu coupable de complicité dans l’explosion d’une bombe par le FLQ. Cette déflagration a tué Wilfred O’Neil, un gardien de nuit au Centre de recrutement de l’Armée canadienne à Montréal, le 21 avril 1963. Toute sa vie, Roger Tétreault clamera son innocence. Il prétend qu’il a plutôt infiltré le FLQ à titre de journaliste pour observer le mouvement terroriste de l’intérieur. Chose certaine, le juge le trouvera coupable de complicité et le condamnera à la prison pour avoir trempé dans un attentat felquiste qui a coûté la vie à un homme.

Quand il sort de prison en 1968, Tétreault est aigri par le traitement qu’il a subi. Il n’en veut pas au système de justice, mais plutôt à ses confrères journalistes. Avides d’histoires à sensations fortes, ils l’ont trahi en ne rap

portant qu’une partie de la vérité dans cette histoire qui l’a conduit derrière les barreaux.

Tétreault n’a qu’une idée en tête : prendre sa revanche en créant de fausses nouvelles pour duper le plus de journalistes possible et ainsi les ridiculiser.

LE CANULAR COMME OUTIL DE VENGEANCE

Tétreault sait ce qui rend une nouvelle attrayante aux yeux des reporters. Il connaît leur penchant pour le sensationnalisme.

Il sait aussi que la contrainte de temps à laquelle les journalistes sont constamment confrontés les amène à ne pas toujours bien vérifier leurs sources. Armé de ses connaissances du métier, Tétreault monte des canulars. Pour lui, c’est un jeu d’enfant.

Par exemple, en 1968, Tétreault et un complice rédigent un article faisant croire que des reporters ont réussi à visiter un camp d’entraînement terroriste du FLQ. Pour rendre l’information encore plus attrayante, il inclut de fausses photos.

Trop excités par la nouvelle, les journalistes ne semblent pas remarquer que sur une photo du pseudo-camp terroriste, on aperçoit des palmiers et que les pseudo-terroristes portent des sombreros ! Le roi du canular venait de faire son premier grand coup.

TIRER PROFIT DE LA CURIOSITÉ

Deux ans plus tard, en 1970, Tétreault envoie un faux document ultrasecret au journal Montréal Star.

Le faux document indiquait que la CIA avait infiltré le FLQ. Les médias s’emparent de cette nouvelle, digne d’un film d’espionnage. Le document est daté du 20 octobre 1970 ; on se souvient qu’en octobre 1970, le Québec est plongé en pleine crise.

La fausse rumeur impliquant des liens entre la CIA et les felquistes se répand comme une traînée de poudre. Les allégations embarrassent autant les Américains que le gouvernement canadien. La nouvelle est si forte que Richard Nixon et Pierre Elliott Trudeau vont sentir le besoin d’intervenir pour démentir l’information.

En 1971, Tétreault organise une conférence de presse au nom d’une fausse Ligue des droits de la femme. La ligue inventée dénonce la publication d’un dépliant touristique distribué aux États-Unis. Dans cette publication destinée aux vacanciers américains, on présente les Québécoises comme des « femmes faciles ». Oui, oui, des femmes aux moeurs légères !

Dans les jours qui suivent la conférence de presse, la nouvelle fait la une des médias. Ils rapportent que la Ligue des droits de la femme ne demande ni plus ni moins que la démission de la ministre du Tourisme de l’époque, Claire Kirkland-Casgrain.

À la télévision, à la radio et dans les journaux, les entrevues s’étirent sur une semaine : éditoriaux, lettres de lecteurs, caricatures, tribunes téléphoniques, etc. Le canular crée un tel tollé que la ministre doit se défendre à l’Assemblée nationale.

MORT INVENTÉE

Dans un autre registre, en plein coeur de la nuit du 23 octobre 1974, La Presse canadienne transmet une dépêche urgente aux médias : l’archevêque de Montréal, Mrg Paul Grégoire, vient de mourir. À cette heure creuse, les salles de nouvelles sont pratiquement vides et les rares journalistes qui s’y trouvent sont laissés à eux-mêmes pour décider des mesures à prendre. À la télévision de Radio-Canada, durant la diffusion du film Une femme

est une femme, de Jean-Luc Godard, un film osé pour l’époque, une voix hors champ annonce alors la mort de l’homme d’Église. La rumeur continue à prendre de l’ampleur jusqu’à ce qu’un adjoint de Mgr Grégoire appelle La Presse canadienne. Qu’est-ce que ce bordel ? L’archevêque est bien vivant ! Vous l’aurez deviné, c’est encore un canular de Tétreault.

YVON ROCHER ET TCHERNOBYL

Le 26 avril 1986, l’un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, explose. La catastrophe attire l’attention du monde entier et les risques de contamination par la radioactivité inquiètent la population.

Le lendemain de l’explosion, le président de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, prend la parole et tente de rassurer les pays voisins en affirmant qu’il n’y aurait pas de retombées radioactives importantes à l’extérieur de son pays. Le journaliste Jacques Rivard, spécialisé dans les questions environnementales, s’intéresse au sujet et interviewe Yvon Rocher, expert dans le domaine du nucléaire, dans le cadre d’un reportage diffusé au Téléjournal de Radio-Canada. Mais ce qu’il ignore, c’est qu’Yvon Rocher (qu’on prononce littéralement « y vont rusher »), auteur du Manuel de la survivance pour la guerre nucléaire, n’est nul autre que Roger Tétreault. Ce dernier explique calmement à la caméra que les citoyens nord-américains doivent s’attendre, à long terme, à des séquelles radioactives mineures, notamment au niveau de l’épiderme et de la glande thyroïde. Le problème, c’est que ce que raconte notre pseudo-expert, c’est n’importe quoi…

MENSONGES EN SÉRIE

Tétreault ne s’arrête pas là, il continue ses apparitions et frappe dans toutes les directions, peu importe le sujet. Par exemple, deux ans après la catastrophe de Tchernobyl, Tétreault s’improvise secrétaire publicitaire de David Scott, un imitateur d’Elvis Presley, et réussit encore à attirer l’attention des admirateurs du King.

En 1993, deux ans après le reportage de Langford et peu de temps avant sa mort, Roger Tétreault, sous le pseudonyme de Pietro Rogiero, incarne un homme atteint d’hépatite C. Il dit faire partie des victimes du scandale du sang contaminé, qui fait grand bruit à l’époque. Il réclame le droit au suicide assisté. Mordant à l’hameçon, le journal The

Gazette envoie un photographe pour le prendre en photo, mais Tétreault

est reconnu par le journaliste avant même qu’un article soit publié. Lors d’une tribune téléphonique sur la légalisation de l’euthanasie, l’animateur Joe Cannon de la radio CJAD fait aussi une entrevue avec Tétreault : « J’ai l’hépatite C à cause d’une transfusion sanguine reçue à l’hôpital Royal Victoria. Je veux me suicider et je n’attendrai certainement pas qu’un docteur fasse ça pour moi. » Encore une fois, Tétreault suscite la crainte chez les gens. Cannon se souvient que Tétreault semblait réellement malade à ce moment-là, mais comme il était très difficile de départager le vrai du faux avec lui, il n’a jamais su de quel mal il souffrait exactement.

LE DÉCLIN

Plus le temps passe, plus les canulars de Roger prennent toutes sortes de formes inusitées. Devant les journalistes, il s’est amusé à devenir, entre autres, spécialiste de la culture japonaise, féministe ou grand sorcier.

Quelle était sa véritable motivation ? Une soif d’attention, un besoin d’argent, d’amour ou de reconnaissance publique ? Certaines de ses impostures flirtent avec le délire, la paranoïa, la mythomanie ou encore la folie. Son désir de vengeance était-il exacerbé par une maladie mentale ?

Plus de 30 ans après la découverte d’une partie de la vérité, l’excellente série Le roi du mensonge, réalisée par Stéphane Thibault et Charles Gervais, va encore plus loin et tente de coller les derniers morceaux pour nous aider à mieux comprendre l’histoire de ce personnage hors normes.

HISTOIRE

fr-ca

2023-05-27T07:00:00.0000000Z

2023-05-27T07:00:00.0000000Z

https://jdm.pressreader.com/article/283119958294332

Quebecor Media